Discours du 22 mai, cérémonie de remise de l’insigne de Chevalier de la Légion d’honneur à Madame Valérie Gramond par Madame Yaël Braun-Pivet, Présidente de l’Assemblée nationale, à l’Hôtel de Lassay
Madame la Présidente,
Mesdames et Messieurs les ministres,
Mesdames et Messieurs les parlementaires,
Mesdames et Messieurs les dirigeantes et dirigeants d’associations, de collectifs, d’entreprises,
Mesdames et Messieurs les militants, scientifiques, artistes
Chers amis, Chers voisins, Chère famille,
et mes filles chéries,
“Il faut prendre du recul pour voir qu’un autre monde est en train de naître. La destruction de la biosphère menace actuellement l’humanité. Toutes les conventions sur lesquelles était fondée l’économie sont remises en cause.”
Ces mots sont ceux de René Passet, professeur émérite d’économie. C’est lui que je rencontre à 20 ans alors que je suis encore étudiante un peu perdue dans les couloirs de la Sorbonne. Merci René d’être présent avec votre fils Olivier ce soir. Grâce à vous, je comprends pourquoi l’économie s’est construite sans le capital naturel et humain, et pourquoi il est vital d’opérer un changement de paradigme et pas un simple ajustement du système.
À 20 ans, je comprends que si l’on veut s’attaquer à la racine des problèmes il faut mieux répartir les ressources naturelles, humaines et financières. Je comprends qu’il s’agit de justice sociale et de sobriété. À 20 ans, je suis bouleversée par vos cours et submergée par un irrépressible besoin d’agir que je ressens au creux de mon ventre et qui ne m’a jamais plus quitté. Tant mieux me diriez-vous, car j’étais loin d’imaginer combien ça allait être difficile.
Quand je faisais encore mes débuts, ici, à l’Assemblée nationale il y a bientôt 30 ans, le pouvoir était le plus souvent cantonné derrière les portes capitonnées de Palais comme celui-ci. Encore retenu entre les mains d’hommes pour qui il était exclu de penser un autre chemin de prospérité. Difficile alors, vous vous en doutez, de faire entendre notre point de vue. Nous qui étions encore si marginalisés.
Madame la Présidente, vous connaissez ma position sur le manque d’ambition des politiques sociales et environnementales des 30 dernières années. Nous n’allons pas au bon rythme et bien souvent, nous acteurs de la transition écologique, de la justice sociale et de l’inclusion, nous nous sentons bien seuls et découragés.
La plupart d’entre vous l’ignorent sans doute, mais j’ai longuement hésité à accepter cette légion d’honneur. J’ai finalement choisi de le faire pour donner la possibilité aux acteurs de la transition et de la solidarité d’accéder à cette enceinte qui leur est encore trop souvent fermée.
Mais si ce n’est pas nous, alors qui ? Le monde plus juste et plus écologique que l’on souhaite, il existe déjà. C’est vous. Vous qui apportez des solutions pour assurer une eau potable et un air respirable, une alimentation saine et des sols fertiles, des énergies renouvelables et des mobilités douces ; un système de santé qui prend soin de nos aînés et une éducation de qualité pour nos enfants ; des institutions qui protègent les plus fragiles, combattent la pauvreté, les violences et les discriminations.
Alors, Madame la Présidente, vous qui recevez nos concitoyens dans ces murs régulièrement, vous qui êtes la première femme Présidente de l’Asssemblée nationale, merci de nous avoir invités ce soir.
C’est un acte symbolique fort. Récompenser un parcours comme le mien n’est pas anodin. En récompensant un parcours vous donnez de la force à tout un réseau d’acteurs. En récompensant un parcours, vous reconnaissez tous ceux qui proposent un nouveau modèle de société. En un mot, ceux qui pensent temps long, équilibre et collaboration.
Parmi ces acteurs, les Marmites Volantes qui assurent le service de traiteur ce soir. Pour celles et ceux qui ne les connaissent pas, je vous invite à aller les rencontrer lors du cocktail. Les Marmites Volantes c’est un traiteur mais aussi un acteur de la restauration scolaire bio, locale, de saison, livrée à vélo, qui révolutionne le monde de la restauration collective en prouvant qu’on peut nourrir sainement nos enfants sans faire exploser le budget et en rémunérant de manière juste nos agriculteurs. Merci Ariane de nous régaler ce soir.
Enfin, merci à vous toutes et tous d’être à mes côtés.
Vous l’avez rappelé Madame La Présidente, mon histoire repose sur celle des femmes et des hommes qui m’ont précédée. Des femmes et des hommes qui ont refusé le statu quo de leur époque.
Je suis issue d’une lignée de femmes courageuses qui se sont battues toute leur vie pour gagner leur indépendance.
Ma grand-mère est l’une des premières femmes à avoir obtenu le permis de conduire et à avoir porté les cheveux courts. Elle a élevé son fils seule. Auprès d’elle en Auvergne, à l’image des ducumentaires de Raymond Depardon qui décrivent le monde paysan, mes modèles avaient les mains rugueuses et travaillaient la terre. Ils respectaient la nature comme un bien rare. Les visages de ceux qui m’entouraient nourrissent encore mon imaginaire pour aider notre société moderne à renouer avec les valeurs fondamentales du Vivant.
Ma mère était ce qu’on appellerait une joyeuse résiliente. Elle qui a vu, alors qu’elle n’avait que neuf ans, son père arrêté par les milices du régime de Vichy pour fait de résistance. Elle qui a vécu la maladie et qui a repris ses études de lettres alors qu’elle était encore au sanatorium. Elle qui n’a pourtant jamais cessé de rire et de jouir de la vie. Sa force, c’est celle qui m’a forgée. Celle qui m’a appris à résister quand tout était contre moi.
Mon histoire, c’est aussi celle de la puissance du collectif. D’abord, mon père, instituteur puis professeur, intellectuel neuro-atypique qui m’a poussé à ouvrir mon regard. Une leçon utile quand on se lance dans l’entreprenariat à 50 ans. Mais aussi mon frère jumeau, Pierre, ma moitié, lui qui a été mon roc pendant toutes ces années. Enfin, mes amis qui ont toujours été là pour me soutenir, dans mes hauts comme mes bas. Qui, sur les 30 dernières années, m’ont donné la force de me relever quand la violence atteignait l’intime et de m’engager échelon après échelon. Parlement, Ministères, Union européenne, collectivités territoriales, entreprises, ONGs ; et depuis 5 ans : Greenlobby.
Ce nouveau chapitre, c’est l’aboutissement des réflexions et apprentissages de tout ce parcours. A chaque étape j’ai pu être témoin des rapports de forces politiques qui sont le reflet de ceux du monde économique. J’ai pu observer l’engagement de certains décideurs politiques et de fonctionnaires qui n’ont pas peur de porter des lois ambitieuses, qui ont le courage de faire les choix qui comptent pour répondre aux attentes de la société. Mais pour y arriver, ils ont besoin de soutien. Celui des associations, des entreprises, des collectivités et des citoyens. Ils ont besoin d’un rapport de force rééquilibré. Et quand cette recette est appliquée, les victoires sont au rendez-vous !
Vote à l’unanimité par le conseil de Paris du premier plan climat dans une collectivité locale. Adoption à 3h du matin de la loi SRU fixant un seuil minimum de logements sociaux dans les villes. Interdiction des sacs de caisse plastique quand un grand groupe de la chimie fait du lobbying positif aligné avec les demandes des ONG et des communes à la pointe de la gestion des déchets.
Des victoires, oui il y en, mais trop peu.
Partout, les lobbies conservateurs s’activent. Dans l’ombre, on danse un dangereux tango. Un pas en avant, trois pas en arrière : des amendements portés de manière transpartisane mais rejetés par un ministre frileux ; des interministériels où les ministres se font constamment rabrouer par Bercy ou Matignon ; des compromis avec les syndicats les plus puissants pour ne pas respecter les normes européennes, quitte à faire porter le coût des privilèges de quelques uns à l’ensemble de la société.
Toute ma carrière j’ai vu le fonctionnement des lobbies conservateurs de près, de très près même. Le lobbying est un jeu d’argent. Celui qui a le plus de moyens a le dernier mot. Plus que jamais, il faut mettre fin à la prime au vice.
La loi fixe le cadre pour que l’économie joue dans le respect des limites planétaires et de la justice sociale. Une loi changée, c’est de la prévisibilité donnée dans les chaînes de valeurs des entreprises. C’est fournir le terreau de l’innovation et du progrès. En bref, une loi, ce sont des milliers d’acteurs qui se mettent en mouvement. Produire et consommer moins, mieux et autrement. Créer des emplois locaux qui ont du sens et dont nous avons besoin.
J’ai donc quitté mon poste au WWF avec une ambition : accompagner et faire grandir le camp de la transition écologique et sociale. La tête riche de 30 années d’idées et d’expériences, mais sans vraiment savoir par où commencer. Comme toujours, j’ai n’ai pas avancé seule en rencontrant Hugo Cartalas.
De nos discussions a émergé un cap, une idée. Une idée d’une force rare car au fond si simple. L’idée que si l’on engage ne serait-ce que 1% des associations et entreprises françaises, on peut changer la donne. La conviction que si l’on arrive à faire que 50-mille organisations portent d’une même voix des lois ambitieuses, l’effet de bascule sera atteint.
Alors vous allez me dire que cela vous semble peu ? Et pourtant, le premier lobby industriel de France, l’Association Française des entreprises privées, celui qui fait la loi aujourd’hui, représente moins de 120 entreprises sur 5 millions de corps intermédiaires en France. Soit 0.000025%. En bref, une poignée d’entreprises qui fait la pluie et le beau temps.
Leur force ? Leur capacité à faire du chantage à l’emploi combinée à l’interdépendance de leurs modèles d’affaires et de leur gouvernance. L’un tousse, les autres s’enrhument.
Face à cela, nous pouvons compter sur une force plus grande encore : les milliers d’entreprises et associations engagées soutenues par des millions de citoyens qui veulent vivre dans une économie respectant le Vivant et la justice sociale.
C’est sur cette intuition que j’avais au fond de moi depuis des dizaines d’années, sur cette Étoile du Nord, que nous avons fondé avec Hugo Greenlobby en 2019. Une raison d’être qui résonne chez un nombre croissant de nos concitoyens. De 2 fondateurs bénévoles à la terrasse d’un café à 10 employés dans nos propres bureaux, le mouvement est lancé !
Un grand merci à Hugo, Amélie, Chloé, Jeanne, Andréa, Domitille, Malou, Géraud, Louis et Rozenn de mettre leurs brillants cerveaux et toutes leurs qualités humaines au service de notre combat, eux qui s’impliquent au quotidien pour donner le pouvoir à ceux qui défendent une nouvelle société avec toujours plus de créativité et de résultats. J’ai également une pensée pour toutes celles et ceux qui ont fait vivre et soutenu Greenlobby durant ces 5 ans.
Défier les normes sociales et oser, même si c’est polémique. Même si ça déstabilise. Être bousculée par mes trois filles qui m’élèvent autant que je les élève, par notre équipe qui nous fait grandir. Ériger le doute, la prise de recul et la collaboration en méthode. Voilà le moyen de progresser en tant qu’individu, en tant qu’organisation, en tant que société.
La bonne nouvelle, c’est que cette remise en question de notre système économique et social actuel prend chaque jour plus d’ampleur. Les associations, ONGs, coopératives, mutuelles et fondations sont rejointes par des acteurs économiques traditionnels en pleine transformation et toujours plus nombreux : Mouvement Impact France, entreprises à missions, B Corp et régénératives ; Convention des entreprises pour le climat et Grand Défi ; Institut des futurs souhaitables … autant d’initiatives qui rendent possible l’avenir.
De plus en plus de décideurs politiques auditionnent ces acteurs de la transition, s’inspirent de ce qui se passe sur le terrain. De plus en plus de dirigeants d’associations, d’entreprises et de collectifs osent devenir prescripteurs des politiques publiques. Osent mettre en avant un nouveau récit, osent imposer leurs idées, osent implanter leurs solutions au niveau local, national et européen pour obtenir des financements et développer leurs activités sur tous les territoires.
Notre présence aujourd’hui dans ce magnifique Hôtel de Lassay montrent, qu’enfin, les institutions commencent à entendre. Entendre que si l’on veut restaurer la confiance des citoyens envers les politiques et les entreprises, il faut changer. Entendre que l’écologie et la justice, c’est l’espoir. L’espoir d’un monde plus humain.
Cette décoration, ce n’est pas la mienne. C’est surtout la vôtre. C’est celle d’un camp, celui de l’écologie et de la justice sociale. Celle d’un camp qui s’organise, qui est prêt à dépasser les clivages pour céder à l’irrésistible envie de penser plus grand que soi. Celle d’un camp qui est prêt à construire et donner la force à nos décideurs publics de résister aux lobbyistes conservateurs, d’avoir le courage de fixer le cap et, enfin, de devenir la norme.
Les mots de Victor Hugo, repris par la militante Camille Étienne en début d’année, résonnent dans ma tête.
“Tenter, braver, persister, persévérer, être fidèle à soi-même, prendre corps à corps le destin, étonner la catastrophe par le peu de peur qu’elle nous fait, tantôt affronter la puissance injuste, tantôt insulter la victoire ivre, tenir bon, tenir tête ; voilà l’exemple dont les peuples ont besoin, et la lumière qui les électrise. »
Nous qui avons quitté le camp du cynisme et de l’impuissance, nous sommes, tous à notre échelle, des résistants. Alors à deux semaines des élections européennes, n’ayons plus peur. Rappelons que les lobbies industriels sont ceux qui bénéficient le plus des votes du Rassemblement national. Rappelons que dans un système où l’intérêt général n’est pas assez défendu, il est urgent d’instaurer des lobbies commis d’office.
Vous connaissez les avocats commis d’office qui s’assurent que chacun d’entre nous soit défendu devant les tribunaux ? Les lobbies commis d’office seraient là pour nous défendre devant ceux qui font la loi. Ils seraient là pour rééquilibrer le rapport de force, pour faire connaître à nos décideurs les bonnes pratiques qui ne demandent qu’à être généralisées.
Ce soir, nous sommes 200. Ce soir, soyons l’étincelle qui fera que demain nous serons des milliers. Soyons les premiers d’un mouvement de fond. Soyons les premiers à en parler autour de nous pour trouver les 200 prochains ambassadeurs. Ce soir, initions la mobilisation des 50 mille organisations qui souhaitent changer la donne. Ce soir, soyons ces révolutionnaires institutionnels que nos enfants méritent.
Merci,